Le site des ophtalmologistes de France
"Une couleur ne brille que dans un certain environnement,
de la même façon que les yeux ne sourient que dans un visage."
Ludwig Wittgenstein, philosophe
Aborder l'Histoire des couleurs est difficile. Nous espérons que le lecteur sera tenté par les livres qu'on lui propose à la fin. Il faut se plonger dans Poétique & Société des Couleurs, ou dans A history of Color pour sentir qu'il s'agit là d'un monde passionnant et complexe. Nous ne ferons qu'effleurer le sujet.
Nous allons nous tourner vers La grotte Chauvet pour apercevoir les premières peintures humaines colorées, et nous terminerons en évoquant les personnages virtuels de notre présent.
Dans le noir d'une faible lumière on se rend compte du pouvoir de la couleur et de son impact sur l'esprit des artistes.
Grotte Chauvet
Main négative rouge et contour partiel de mammouth
30.000 ans
Il y a plus de 15000 ans des groupes d'hommes ont laissé l'empreinte de leur passage dans de nombreuses grottes de France ou d'Espagne. On retrouve leur art au travers des peintures qu'ils laissèrent sur les parois ou les plafonds. Le Grand Panneau d'Altamira regroupe de nombreux bisons polychromes rouges et noirs. Ce travail magnifique fut réalisé grâce à un mélange de gravure et de peinture. Cette dernière fut possible car l'artiste utilisa différents pigments. Les deux couleurs qui prédominent nettement sont le rouge et le noir.
Le rouge provient d'un oxyde de fer appelé hématite qu'on trouve à l'état naturel dans le sol. Le noir est issu du charbon de bois ou d'os, du charbon minéral ou bien de l'oxyde de manganèse. Ces pigments étaient mélangés avec un matériau incolore, la charge, pour donner une certaine consistance, faciliter l'étalement sur la paroi et améliorer la conservation. Cette charge était de l'argile, du talc ou des feldspaths. Un liant à base de graisse ou d'eau était généralement nécessaire pour améliorer la qualité du mélange.
Ces pigments étaient appliqués sur les parois grâce à l'utilisation de pochoirs, de pinceaux en poils d'animaux, ou bien seulement avec la main.
Ces fresques colorées avaient peut-être des propriété chamaniques, comme le décrit le Pr Jean Clottes dans "Les Chamanes de la préhistoire" Seuil. On les retrouve souvent en effet dans des grottes peu fréquentées par les hommes de l'époque, parfois dans des zones difficilement accessibles. Il n'y a que très peu de représentations humaines, elles sont surtout animales. On peut imaginer qu'elles avaient une fonction magique, pour faire venir le gibier, ou pour remercier des divinités par exemple.
Ils utilisaient aussi des pigments divers pour peindre leurs corps de jaune, rouge, noir ou blanc. Les hiéroglyphes de Denderah évoquent les teintures du lin dans les trois couleurs des étoffes sacrées, le vert, le pourpre et le bleu.
La Mythologie et l'Antiquité sont dirigées par les couleurs.
L'Egypte entre bleu et vert, entre Nil et papyrus
Les Egyptiens utilisaient beaucoup de couleurs pour peindre leurs tissus, leurs temples et leurs sarcophages. L'Egypte est en effet le pays de la couleur, bien que l'aspect extérieur actuel des temples ne gardent que peu de souvenirs de ce temps. "Il n'existe pas d'art pharaonique sans couleur".
Deux couleurs dominent l'Art égyptien, le bleu et le vert égyptiens.
En plus de la poudre de lapis-lazuli qui donne un bleu profond, les Egyptiens se servaient d'un colorant bleu dont le secret de fabrication était transmis de bouche à oreille, le bleu égyptien.
Ce colorant correspond à la cuisson dans des fours de potier, pendant plusieurs heures, de mélanges de silice, de produits calcaires, de cuivre et d'un fondant, à l'époque le natron (sesquicarbonate de sodium naturel). C'est sans doute le premier colorant synthétique fabriqué par l'homme, il y a environ 4500 ans. Il s'agit d'un silicate double de calcium et de cuivre. En fonction du chauffage l'intensité des bleus est variable, s'étendant du bleu pâle au bleu le plus sombre. Le pigment est ensuite broyé et était étendu sur les sarcophages ou les murs. L'intensité du broyage va aboutir à des tons différents de bleus, et les artistes égyptiens l'ont bien compris et utilisé. Ils ont parfois joué avec les différentes tailles des particules de broyage, pour donner des aspects différents.
Le bleu est le souffle divin et décore donc la coiffure de ceux qui sont partis dans l'Eternité. Ces décorations sont fréquentes dans les tombes et sont encore aujourd'hui toujours éclatantes et coruscantes.
Le prince Amon-Her-Khopechef
Aux pigments déjà évoqués, ils ajoutaient le vert de la malachite (carbonate naturel de cuivre) qui est une pierre d'un beau vert diapré. La couleur verte est associée à la végétation, à la vie qui renaît, et donc à la renaissance. Un visage peint en vert annonce la résurrection. La seule couleur verte des amulettes suffit à protéger celui qui la porte.
Le vert égyptien était fabriqué comme le bleu égyptien, mais en changeant les proportions des composants, avec un appauvrissement en cuivre et un enrichissement en sodium. Le pigment obtenu est un mélange de restes cristallisés siliceux (quartz, tridymite ou cristobalite), de parawollastonite et d'une phase amorphe majoritaire qui confère la couleur au pigment.
La déesse Mout
coiffée de la double couronne
La Grèce
L'aurige de Delphes
Les 15537 vers de l'Illiade racontent comment la belle Hélène, quittant Mycènes pour Troie, avait reçu de sa mère "un voile à bordure d'acanthe de couleur de safran". Plus tard, Enée, arrivant à Carthage, offrit à la reine Didon ce voile, sauvé des ruines de Troie.
Nous pourrons évoquer les yeux pers de la déesse Athéna, qui protège Ulysse. Celui-ci sera charmé, dès son arrivée à Ithaque, par Nausicaa aux bras blancs , fille d'Alkinoos:
"Après vingt jours, je n'ai pu que hier échapper à la mer couleur de lie de vin.../...Enfin, lorqu'il se fut baigné le corps entier et frotté d'huile fine, il revêtit les habits que lui avait donnés cette vierge sans maître. A ce moment Athéna, née de Zeus, lui donna de paraître et plus grand et plus fort, et fit tomber de sa tête des boucles de cheveux aux reflets de jacinthe".
Empédocle d'Agrigente (490-435 av JC) fut le premier philosophe grec à écrire des textes sur la couleur. Pour ce philosophe poète et médecin, tout était en relation avec les quatre éléments fondamentaux, le feu, l'eau, l'air et la terre. La grande inconnue d'époque était de savoir si la vision était un phénomène actif, les yeux lançant des rayons de vision, ou bien si c'était un phénomène plus passif, les yeux recevant des images du monde extérieur. Il essaya d'adopter les deux théories simultanément, considérant l'oeil comme un récepteur mais aussi comme une lanterne qui diffuserait des ondes.
En rapport avec les quatres éléments, il décrivait quatre couleurs fondamentales, le noir, le blanc, le rouge et le vert.
Platon plus tard adhéra à l'idée d'Empédocle. Pour lui la lumière était métaphysique. Il appelait le soleil "le fils de Dieu" et il considérait les yeux comme alliés du soleil.
Rome
Cette époque est dominée par l'utilisation du coquillage murex et purpura pour obtenir la couleur pourpre très recherchée par les romains. C'est le dérivé dibromé en position 6 et 6' de l'indigo. Il faut 12000 murex pour extraire 1,4 g de colorant. La ville de Tyr, en Phénicie, était célèbre pour sa pourpre :"La pourpre tyrienne deux fois teinte, d'un éclat merveilleux" (Fénelon).
Pline (1er siècle) nous en parle dans son « Histoire Naturelle ». Cette couleur est si précieuse qu'elle est déclarée "Color Officialis" et qu'elle correspond alors au pouvoir. L'empereur Néron ordonne la peine de mort et la confiscation des biens pour celui qui porterait ou même achèterait de la pourpre impériale. Des héritiers de l'empire porteront le surnom de porphyrogénète (né dans la pourpre). La chute de Byzance en 1453 marque de manière symbolique la fin du Moyen-Age et la fin de la pourpre.
La "Domus Aurea" (la maison dorée) fut construite par l'Empereur Néron après l'incendie de Rome en 64, à la place de la Domus Transitoria . Cette immense demeure romaine regroupait de nombreuses salles aux peintures superbement colorées :
Triptolème est confié à Déméter
Domus Aurea Voûte d'or de la chambre 21
Pompéi, ensevelie par le Vésuve le 24 aôut 79, est aussi célèbre par la couleur rouge des murs de ses demeures. Ce rouge pompéien donne un aspect très attrayant à ces habitations. Ce rouge sang provient du cinabre (sulfure de mercure) qu'on a réduit en poudre qui donnera le rouge vermillon. Ce cinabre vient de la mine d'Almaden en Espagne (province de Ciudad Real). Il coûtait alors très cher et n'était utilisé que dans les demeures de grande classe.
Böcklin évoque ces peintures en disant: "Considérés à l'époque comme des artisans, les peintres de Pompéi furent pourtant de plus grands peintres que ceux du quinzième et du seizième siècle. L'on ne peut qu'admirer la légèreté et la beauté de leurs oeuvres, des compositions au sein desquelles chaque élément rentre en résonance avec les autres; et l'on ne peut que s'étonner de leur connaissance approfondie des moyens picturaux...".
Pompéi La villa des mystères
On oppose à la couleur pourpre de l'Empire romain (color officialis), la couleur barbare (caeruleus color) des barbares. Ce bleu foncé était tiré du guède, une plante (isatis tinctoria), dont les Bretons et les Celtes se peignaient le corps pour apparaître redoutables au combat, telles des "armées de spectres" (Tacite). Ce guède est le pastel qui fera prospérer des siècles plus tard, la région de Toulouse (France).
Cette couleur bleue était déconsidérée pendant toute la période romaine et il faut attendre la fin du XIIème siècle pour la voir adopter par les puissants. Les mots évoquant le bleu sont principalement d'origine arabe et non latine ou grecque, par exemple azur vient de l'arabe lâzaward.
Guerrier écossais utilisant le guède bleu
Les peintres qui brillaient du Moyen-Age au XVIIème siècle n'utilisaient que des pigments naturels pour leurs tableaux, et peu de ces couleurs tenaient à la lumière. La plupart des couleurs qu'on trouve dans la nature ne supportent pas la lumière et fanent. Certaines purent tout de même être utilisées. C'est ainsi qu'on a vu apparaître de magnifiques icônes qu'on peut admirer dans tout le monde orthodoxe.
La basilique Saint-Marc (Venise Italie)
Il faut pénétrer dans la basilique Saint-Marc à Venise pour percevoir l'éblouissement procuré par les mosaïques des coupoles. L'or des murs se projette sur les visiteurs. De nombreuses icônes décorent l'intérieur, souvent amenées de Constantinople avec le butin de la IVème croisade (1204).
Cette époque de la chevalerie avait découvert l'azur et l'or qui fut associé aux couleurs chrétiennes. Ces couleurs correspondent alors au commandement et la dignité d'un rang élevé de celui qui les porte. Ainsi la couleur bleue est réhabilitée et va représenter le royaume de Dieu. Ce sera l'heure de gloire du pastel.
Le pastel bleu est une coloration issue d'une plante (isatis tinctoria) qui a fait la fortune de bien des personnes. La région de Toulouse était très célèbre pour cette production (Lauragais & Albigeois), et bien des hôtels particuliers de la ville doivent leur existence au pastel. Mais le cycle de préparation du pastel est très long, plus de deux ans environ et sa préparation est complexe. Les feuilles ne contiennent qu'un précurseur du colorant
Gaston Phébus, Comte de Foix
C'est au fond d'une prison de Gênes que nous trouvons le vénitien Marco Polo, en 1298, qui va raconter ses extraordinaires aventures aux confins du monde connu. Il constitua ainsi un célèbre ouvrage qui s'appelle le livre des Merveilles. Il en reste une centaine de manuscrits dans toutes les langues romanes.
Marco Polo, y raconte que le colorant appelé Indigo qu'on recevait d'Inde sous forme de blocs bleus et qu'on a longtemps cru issu d'un ément minéral, provient d'une plante.
Le livre des merveilles
Marco Polo 1271
Il raconte ce qu'était l'île d'Ormuz où "les marchands y viennent de l'Inde avec leurs nefs, y apportent épiceries de toutes sortes, pierres précieuses, perles et draps de soie et d'or et d'autres différentes couleurs, dents d'éléphants et maintes autres marchandises (chapitre XXXV)".
Cet indigo sera utilisé pour teindre les tissus d'un bleu profond.L'utilisation de l'indigotier (Indigofera tinctoria), beaucoup moins cher que le pastel, va signer l'arrêt de mort de cette industrie européenne et va supplanter facilement le pastel qui disparaitra en 1562.
On connait depuis longtemps un colorant rouge issu de la racine de la garance, qui est une plante herbacée (rubia tinctoum) des régions chaudes et tempérées. On s'en sert pour l'armée à partir de 1835 "Les pantalons garance de l'ancienne infanterie de ligne." La garance contient un colorant assez résistant dérivé de l'anthraquinone, l'alizarine. Il fallait récolter les racines, les broyer et les bluter pour en extraire le colorant, on disait que la garance était robée.
On utilisait aussi le kermès qui est un insecte situé sur les chênes qui donne le rouge écarlate. Le carmin issu des cochenilles du nopal, la sépia produite par la sèche et le jaune indien tiré de l'urine de vaches nourries avec des feuilles de manguier faisaient partie de la palette utilisable.
Le jaune provenait de plantes comme le genêt, la gaude ou la sarrette des teinturiers. Cette couleur est celle de l'opprobre et est imposée aux juifs et aux sarrasins par les autorités ecclésiastiques.
Le Nouveau Continent découvert par Christophe Colomb recèle de nombreuses couleurs inconnues comme le bois de campêche (noir-violet), le mûrier ou le rocou (orangé-rouge). La cochenille va détrôner le kermès.
La peinture, dans les siècles, suivait certaines règles. Comme l'écrivait Du Fresnoy en 1673 dans son livre "Art de peinture", il faut distinguer la couleur qui consiste à appliquer des teintes comme le font les teinturiers et le coloris qui est l'intelligence des couleurs. "Les peintres qui ne sont pas coloristes font de l'enluminure et non de la peinture" écrivait Delacroix.
Léonard de Vinci racontait ainsi ce qu'était pour lui la peinture: Contrairement au sculpteur "enfariné de poudre de marbre, semblable à un boulanger", le peintre est assis "très à l'aise devant son oeuvre, [...] bien vêtu, agitant un pinceau léger avec des couleurs agréables, et il est paré de vêtements à son goût [...] et souvent, il se fait accompagner par la musique ou la lecture d'oeuvres belles et variées...". Dans son tableau Sainte Anne et la Vierge, on perçoit bien la couleur bleue des parties obscures des montagnes "montrant leur vraie forme et couleur" à mesure qu'elles s'élèvent. Le peintre s'intéresse beaucoup à la perception des couleurs, dans son livre inachevé Sulla pittura, qui explore la réalité des ombres et des lumières. |
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Titien, à Venise, selon la belle formule de Hetzer "a remis la couleur sur les épaules de l'Art" et a inséré la pourpre vénitienne dans la fuite éperdue des perspectives. Le "fondateur des coloris européens" utilise dans sa peinture des éléments provenant de son Maître, Giovanni Bellini, comme les couchants orangés de l'horizon, représentant le dernier souvenir de l'or des mosaïques de Saint Marc. Il n'oubliera pas non plus le disciple hérétique de Bellini, Giorgione qui donnait l'exemple scandaleux de la pose de couleurs sur la toile sans dessin préalable !! Ce procédé était réprouvé par le chroniqueur de l'époque, Vasari, au nom du disegno et de l'étude de l'antique, mais il reconnaissait que le peintre reproduisait "la fraîcheur de la chair vivante". |
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Rubens s'est constitué sa gamme de coloriste en copiant les maîtres italiens. Après avoir rompu ses activités de diplomate de l'Infante (pour "rompre les liens dorés de l'ambition") il se consacra entièrement à sa peinture.
Nous ne ferons qu'évoquer Vermeer dont la démarche excella dans l'analyse de la lumière colorée. "Pure contemplation, elle va au delà de toute description du réel dans une quête d'un principe divin, essence de la natura naturans de Spinoza".
Delacroix fut un grand expérimentateur de couleurs et dans son atelier il passait beaucoup de temps à "masser avec la couleur, comme le sculpteur avec la terre, le marbre ou la pierre". Sa réalisation du plafond d'Apollon comptait 28 couleurs primaires, dont huit jaunes différents. Il note dans son journal des nuances qu'il est le seul à pouvoir traduire en peinture : demi-teinte gris opale irisée, orange et vert émeraude, vert rose chaud, reflets orangés verdâtres violâtres.
En 1856, un jeune chimiste, William Henry Perkin (1838-1907) essaya de synthétiser la quinine pour combattre le paludisme qui touchait les troupes anglaises stationnées en Inde. Ces essais l'amenèrent à oxyder un dérivé de l'aniline, l'allyltoluidine. Il obtint un précipité rouge-brun qui n'avait rien à voir avec la quinine mais qui éveilla la curiosité du chimiste.
ll venait de découvrir un colorant de bonne qualité pour les textiles, qu'il appela pourpre d'aniline, ou mauvéine. Ce fut la gloire et la richesse pour Perkin. Il venait d'inventer le premier colorant synthétique utilisable par l'industrie.
La reine Victoria porta une robe de soie mauve lors de la Royal Exhibition de 1862, et un timbre fut édité (le lilac penny), dans les mêmes tons. Ce fut la consécration pour le chimiste. L'impératrice Eugénie mit cette couleur à la mode car le mauve s'accordait bien à la couleur de ses yeux. Cela devint en France la couleur favorite de cette époque Napoléon III.
William Perkin, qui inventa la mauvéine en 1856
L'Allemagne pris le relais et développa une très importante industrie de chimie organique et synthétisa différents colorants. La France ne croyait pas dans le développement de cette chimie, ce qui entraîna un retard majeur. Berthelot ne croyait pas aux atomes, ce qui fut catastrophique pour l'industrie française.
Les chimistes allemands (société BASF) réussirent ainsi à synthétiser l'alizarine (de la garance) et inondèrent le marché avec ce produit de synthèse. Le gouvernement français soutint les producteurs de garance, mais il dut se rendre compte assez vite de la grande supériorité du produit de synthèse, beaucoup moins cher. En 1878 ils produisaient 500 tonnes de garance, alors que le produit de synthèse correspondait à 30.000 tonnes.
Ce sont toujours les chimistes allemands qui réussirent à synthétiser l'indigo, ce qui ruina toutes la filière de l'indigo naturel. La société BASF refit avec les anglais ce qui était arrivé aux français avec la garance. L'indigo de synthèse envahit le marché, malgré les efforts du gouvernement anglais pour privilégier l'utilisation de l'indigo naturel. Il est impossible de lutter contre le progrès. En 1897 l'Angleterre commercialisait 10.000 tonnes d'indigo naturel et l'Allemagne 600 tonnes d'indigo de synthèse. En 1911 les chiffres devinrent 870 et 22.000. Le colorant de synthèse avait vaincu. Actuellement la toujours présente société BASF détient 40% de la production mondiale.
En 1864, Eugène Chevreul publia Des couleurs et de leurs applications aux arts industriels, livre dans lequel il répertoria 14400 tonalités chromatiques des colorants naturels ou artificiels (aniline, mauvéine, alizarine, fuchsine, méthylène).
Un jeune allemand étudiant en médecine, Paul Ehrlich, trouva un peu par hasard de nouveaux médicaments en étudiant les colorants de bactéries. Il remarqua que certains étaient spécifiques et développa un colorant bactéricide appelé Salvarsan qui fut utilisé pour traiter la syphilis. Il était efficace, mais sa structure moléculaire était très différente de ce que pensait Ehrlich. Peu importe. L'étude des colorants ayant une forte affinité pour les protéines et susceptibles de détruire les germes, aboutit à la découverte des sulfamides, qui furent des médicaments majeurs pour la lutte contre les infections.
Au XIXème siècle les impressionnistes profitent des pigments de synthèse. Les prix diminuent beaucoup puisque le bleu outre-mer coûte dix fois moins cher que le lapis-lazuli.
Les impressionnistes apprécient souvent ces pigments nouveaux issus de la chimie moderne, qui donnent des couleurs éclatantes.
Dans l'art pictural on note souvent une dégradation sévère des pigments à cause de phénomènes physico-chimiques multiples. Les ultra-violets de la lumière, l'oxygène de l'air et l'humidité du support délavent souvent les teintes et dégradent les oeuvres d'art.
L'humidité est responsable par exemple, de l'altération de la Dernière Cène de Leonardo da Vinci. Pour peindre vite, le Tintoret à Venise, utilisa une matière qui contenait un pourcentage trop élevé de baume de Venise Il pouvait ainsi utiliser une peinture de bonne fluidité, mais cela entraîna un obscurcissement progressif, avec le temps, de certaines parties des tableaux.
Il y a tout de même quelques supports qui sont considérés comme quasiment insensibles au temps qui passe, les oeuvres exécutés sur des supports vitreux, comme les vitraux, les émaux ou les mosaïques. On peut citer aussi les peintures dans des matières mates non vernies, comme dans les tombeaux égyptiens, les enluminures des livres restés fermés, ainsi que les pastels, gouaches ou aquarelles restées à l'abri de la lumière.
Les matières à l'origine des changements de couleurs des tableaux sont surtout les vernis, les huiles siccatives et les baumes. Les vernis deviennent jaunâtres et modifient l'aspect général du tableau.
Rubens connaissait ces problèmes. Au moment d'expédier à Florence Les Maux de Guerre à son collègue Suttermans, il lui recommande "d'exposer le tableau au soleil et de l'y laisser avec des intervalles" car "les blancs pourraient jaunir légèrement".
Original de Gauguin |
Copie d'un élève |
Dans l'exemple ci-dessus on voit un fragment du tableau de Paul Gauguin "Dans les lys" qui a été peint avec une peinture à base d'un nouveau colorant de mauvaise stabilité, une laque à base d'éosine, alors que son élève dans la copie de dessous a utilisé un colorant traditionnel comme la laque de garance résistant à la lumière. On pense que l'élève n'aurait jamais osé modifier les teintes du tableau original, ce qui veut dire que la couleur rosée originale s'est transformée en bleu. Les examens physico-chimiques confirment cette hypothèse.
Certains tableaux de Van Gogh présentent le même problème, ce qui fait dire à Paolo Cadorin, spécialiste de la restauration de tableaux "Devrions-nous mettre des lunettes roses pour regarder ces tableaux ?"
Aki (image de synthèse) Film Final Fantasy |
Bondir de Gauguin à Aki demande une certaine inconscience. Les images de synthèse représentent de nos jours notre quotidien et sont omniprésentes dans notre société. Les peintres utilisent la synthèse soustractive des couleurs pour mélanger les pigments et obtenir des couleurs variées. Les ordinateurs au contraire utilisent la synthèse additive des couleurs, chaque point pouvant être codé en fonction des trois couleurs Rouge Vert et Bleu. C'est grâce à cette possibilité que nous pouvons transmettre des informations sur le net. Mais les couleurs sont fonctions de nombreux paramètres (paramétrage de l'écran, courbe gamma, sélection du point blanc...). Il est probable que personne ne voit les documents avec les mêmes couleurs que le voisin... Que seront devenues ces images virtuelles dans quelques siècles ? C'est là un problème crucial qui se pose tous les jours aux bibliothèques chargées d'enregistrer les millions de documents qu'on leur soumet, comme la Bibliothèque Nationale de France.
Nous espérons que l'utilisation d'internet incitera les lecteurs à se déplacer pour aller vérifier ce que sont les "vraies couleurs", que ce soit au Louvre, à Venise ou à New-York. |
" Il me semble que cette couleur pense par elle-même,
indépendamment des objets qu'elle habille "
Baudelaire, poète
Brusatin M. Histoire des couleurs. Champs Flammarion 1986 ISBN 2-08-081626-8
Cahiers du léopard d'or 4. La couleur Regards croisés sur la couleur du Moyen-Age au XXème siècle. 1994 ISBN 2-86377-125-6
Goethe Traité des couleurs. Triades Paris 1980 ISBN 2-85248-215-0
Conrad André Beerli Poétique & Société des couleurs. Essai sur la vie des couleurs entre elles et dans l'Histoire Georg Editeurs 1993 ISBN 2-8257-0473-3
Crone Robert A. A history of Color. Kluwer Academic Publishers 1999 ISBN 0-7923-5539-3
Garfield Simon Mauve: How One Man Invented A Colour That Changed The World Faber & Faber 2000.
Leid J. Lanthony P., Roth A., Vola J., Rigaudière F., Viénot F, Malbrel C., Saule--Sorbe H., Les dyschromatopsies BSOF 2001 ISBN 2-85735-097-X
Virtual Colour Museum Un excellent site en français, anglais et allemand. A voir absolument.
L'aventure de Perkin (en anglais, très bien fait)
Contribution au Traité des Couleurs de J.W. von Goethe (explorer le chapitre des liens)
Le secret des couleurs Collection Science pour tous. Chimagora 1997