Article proposé par le Dr P. Quercia (Beaune)
La posturologie est une méthode d'étude pluridisciplinaire de la posture, acte moteur automatique et inconscient qui permet à l'homme d'adopter une position érigée, de stabiliser cette position en statique ou en dynamique et d'élaborer la connaissance spatiale du soi par rapport à son environnement. Elle est le fruit de la mise en jeu d'un système sensori-moteur multimodalitaire complexe dans lequel la vision et la proprioception oculaire jouent un rôle central. Depuis les années 2000, se développe la notion qu’une déficience de ce système est susceptible de donner non seulement des signes physiques mais aussi des troubles cognitifs. Chez l’enfant, ces derniers jouent très probablement un rôle important dans certaines pathologies des apprentissages comme la dyslexie et la dyspraxie visuo-spatiale.
Le premier ophtalmologiste français à s’intéresser de près à la posture fut Baron dans les années cinquante à Paris. Il montra que, pour modifier le tonus des muscles paravertébraux, il fallait changer l’axe visuel de moins de 4 degrés. Il posa ainsi l’un des principes essentiels de la posturologie, qui la différencie fondamentalement de la strabologie: le cerveau ajuste en permanence la posture humaine en utilisant des microstimulations sensorielles provenant de la proprioception des muscles oculaires. Le même phénomène sera ensuite décrit au niveau des capteurs muqueux de la bouche qui dépendent aussi du nerf trijumeau ainsi qu’au niveau des surfaces plantaires.
A Lisbonne, Martins da Cunhà décrit en 1979 le Syndrome de Déficience Posturale (S.D.P) et Alves da Silva décrit les pseudo-scotomes directionnels qui sont à la base du traitement prismatique. En France, Gagey et ses collaborateurs créent « L’Ecole de Posturologie Française » qui met en place les règles principales du « système postural d’aplomb ». Au Collège de France, Berthoz, démontre que le système postural d’aplomb, joue un rôle essentiel dans notre perception subjective du monde : il n’y a pas de frontière entre perception et action et le mouvement, dont la régulation dépend grandement de l’attitude posturale qui le précède, est une des sources principales de nos capacités cognitives. Il jette ainsi les bases d’un nouvel abord thérapeutique pour certaines dysfonctions cognitives comme la dyslexie.
Même si elle reste largement ignorée des spécialistes de ce domaine, la posturologie fait partie de la neuro-ophtalmologie. Cette dernière, en pratique ophtalmologique courante, s’intéresse surtout à ce qui se passe entre la rétine et le lobe occipital. La posturologie est liée essentiellement à la voie optique accessoire dont nous sous-estimons volontiers l’importance. Elle se penche aussi sur tout ce qui se passe en aval du lobe occipital, notamment au niveau des aires associatives. C’est là que s’initient probablement beaucoup de fonctions humaines supérieures et les perturbations cognitives du SDP n’ont certainement pas fini d’étonner.
Le syndrome de déficience posturale (S.D.P) a été défini par Henrique Martins da Cunhà comme un « ensemble de signes cliniques dus une altération de l’équilibre tonique, oculaire et postural secondaire à un déficit affectant le système d’information proprioceptive et le système d’information visuelle ». Il s’agit d’une pathologie très fréquente et l’expérience montre qu’un ophtalmologiste voit chaque semaine plusieurs patients atteints de cette dysfonction. Le plus souvent les signes en sont bien tolérés et il suffira de constater le dysfonctionnement postural sans avoir à le traiter. Parfois, devant des céphalées, une exophorie rebelle, une diplopie, une intolérance aux verres progressifs, des douleurs dorsales ou lombaires ou encore devant une suspicion de troubles des apprentissages chez un enfant, il faudra savoir réagir et poser le diagnostic. Sans traitement, le dysfonctionnement pourra évoluer péjorativement et le patient, en raison du caractère disparate et variable de ses symptômes, risque fort de passer pendant longtemps pour un malade fonctionnel auprès de sa famille et de son médecin.
Il existe 3 grands tableaux cliniques au cours desquels le traitement postural doit être évoqué :
Insistons sur le fait que le SDP est une pathologie fonctionnelle, très handicapante, reposant sur une dysfonction du système postural et qu’il est essentiel d’éliminer toute pathologie organique avant d’envisager ce diagnostic.
Le système postural d’aplomb est formé de capteurs qui envoient des informations sensorielles au cerveau. Celui-ci les traite avant d’envoyer des ordres adaptés aux muscles qui, changeant la posture, assurent une modification des capteurs et font du système postural un système automatique et auto-asservi. La base du cerveau et le cervelet sont les zones essentielles qui contrôlent le système. La régulation est permanente et essentiellement inconsciente. Les capteurs, encore appelés « entrées posturales » sont essentiellement les muscles, l’œil, l’appareil manducateur, l’oreille interne et la surface plantaire.
Dans les muscles squelettiques les capteurs sensoriels sont représentés par les organes de la proprioception que l’on peut considérer comme l’épine dorsale du système:
- les fuseaux neuro-musculaires qui sont des fibres musculaires spécialisées renseignant le cerveau sur la longueur du muscle.
- les organes tendineux de Golgi renseignant le cerveau sur l’état de tension du muscle.
En modifiant expérimentalement la proprioception par l’utilisation de vibrations à haute fréquence et faible amplitude, on a pu mettre en évidence l’existence de véritables chaînes proprioceptives agissant ensembles pour donner une information spatiale ou modifier la posture.
L’œil est un double capteur postural :
Grâce à la langue, aux ligaments dentaires et aux articulations temporo-mandibulaires, l’appareil manducateur donne des informations essentielles à la régulation posturale. Parce qu’elles passent par le nerf trijumeau qui véhicule aussi les informations proprioceptives des muscles oculaires, on considère que l’œil et la mâchoire représentent un seul et même capteur.
L’oreille interne intervient grâce aux otolithes et aux canaux semi-circulaires, lors des accélérations linéaires ou angulaires de la tête. La sole plantaire est très riche en capteurs de pression de différents types et représente ainsi un élément essentiel du système postural. On a pu mettre en évidence une véritable « carte dynamométrique » de la sole plantaire pour réguler l’équilibre postural.
Le système postural, joue un rôle dans 3 domaines :
- régulation du tonus musculaire,
- intervention dans la localisation spatiale des informations sensorielles reçues,
- modification des autres perceptions sensorielles car la proprioception intervient, au même titre que les autres sens, dans un équilibre multisensoriel qui couple perception et action.
Le dysfonctionnement du système postural d’aplomb aboutit à une altération de ces 3 fonctions physiologiques. Le dysfonctionnement va dépendre des possibilités spontanées de correction que le sujet peut mettre en place. Les tableaux cliniques vont donc être variables dans le temps, selon l’âge, et suivant que telle ou telle fonction sera atteinte de manière prédominante ou non.
Le tableau clinique du SDP est très polymorphe et va pouvoir comporter 3 types de symptômes correspondant aux 3 fonctions essentielles du système postural :
- les perturbations du tonus musculaire entraînent des anomalies posturales et des signes de souffrance musculaire. Ces signes sont constants et leur examen est à la base du diagnostic. Torticolis à répétition, douleurs lombaires avec lumbagos récidivants, douleurs musculaires diffuses et migratrices, fatigue chronique, asymétrie tonique et attitude scoliotique en sont les principaux symptômes.
- les anomalies de la localisation spatiale sont à l’origine de troubles pseudo-vertigineux. Le sujet est maladroit, se cogne facilement, a l’impression d’être instable sur ses pieds, ne supporte pas la foule ou les alternances rapides d’ombres et de lumière (arbres qui défilent le long d’une route par exemple), a le mal des transports. Il se plaint d’avoir la sensation de ne pas « être en phase » avec son environnement dès qu’il se déplace ou qu’il déplace une partie de son corps.
- les anomalies perceptives provoquent des troubles cognitifs : troubles de la concentration, impression de lire ou d’entendre sans comprendre, sentiment d’une baisse des capacités intellectuelles,… C’est dans cette forme que se classe le cas particulier de la dyslexie de développement qui représente aujourd’hui l’axe de recherche essentiel dans le domaine de la proprioception.
Tous les signes que nous venons de décrire peuvent se mélanger à l’infini et avec des intensités très variables. Le seul moyen de les mettre en évidence est de prendre le temps de pratiquer un interrogatoire précis lorsqu’un patient consulte pour un symptôme pouvant entrer dans le cadre du SDP. A ce jour, chez le dyslexique par exemple, 37 signes possibles ont été identifiés (http://www.dysproprioception.fr/pages/6bis_questionnaire.html) et l’enfant en présente en moyenne plus de 10.
Le diagnostic se fait grâce à un examen 12 étapes avec un arbre décisionnel qui permet à l’ophtalmologiste de traiter le S.D.P après l’avoir classé en plusieurs types selon que le trouble postural est plus en rotation ou dans le sens sagittal. Il devra ensuite collaborer avec les spécialistes des autres capteurs posturaux pour compléter le traitement au-delà du capteur oculaire.
Il repose sur un trépied thérapeutique indissociable:
- prismes de faible puissance (de 1 à 3D en général). Ils provoquent immédiatement une modification posturale. Contrairement aux prismes classiques, utilisés dans les strabismes ou les hétérophories, ils ont une action qui dépassent très largement la sphère oculaire, les muscles oculaires étant à considérer comme le sommet de plusieurs chaînes proprioceptives qui vont jusqu’aux pieds. Ces prismes ne provoquent jamais d’accoutumance. Il faut vérifier qu’ils permettent une régulation précise de la localisation spatiale quelle que soit la stimulation provoquée au niveau des capteurs posturaux qui sont testés l’un après l’autre avec les prismes.
- semelles de posture. Très fines, elles vont modifier la sensation d’appui au sol et entraîner une réaction posturale, essentiellement sur la partie basse des chaînes proprioceptives,
- apprentissage de postures respectant la physiologie et réalisation journalière d’exercices musculaires particuliers. Il s’agit de symétriser le tonus des muscles anti-gravitaires afin de modifier en profondeur les informations proprioceptives erronées.
Dans certains cas particuliers, un traitement adjuvant sur l’appareil manducateur est nécessaire, notamment en cas de présence d’une classe orthodontique de type 2 avec malposition linguale
Près de 10% des enfants scolarisés présenteraient une dyslexie qui se définit comme un « trouble de l’apprentissage de la lecture survenant en dépit d’une intelligence normale, de l’absence de troubles sensoriels ou neurologiques, d’une instruction scolaire adéquate, et d’opportunités socioculturelles suffisantes ». Aujourd’hui les sciences cognitives proposent que le primum movens de la dyslexie soit une dysfonction cérébrale plutôt autonome. La proprioception pourrait cependant jouer un rôle, essentiellement en raison de son action sur les dimensions spatiales et temporelles des informations provenant des autres capteurs sensoriels, notamment auditifs et visuels.
Fruits d’une collaboration entre le service d’ophtalmologie du CHU de Dijon, l’Unité Inserm « Motricité Plasticité » de l’Université de Bourgogne, et le centre d’Investigation Clinique de la Faculté de Médecine de Dijon, les premiers résultats scientifiques évaluant le traitement proprioceptif dans la dyslexie sont prometteurs. La comparaison des deux groupes d’enfants dyslexiques et normo-lecteurs sur plate-forme de posture confirme bien que les premiers ont une posture anormale et luttent en permanence contre un déséquilibre chronique. La comparaison des résultats d’un groupe d’enfants traités avec un groupe placebo montre que le traitement proprioceptif peut améliorer d’une manière significative le test de leximétrie globale, la lecture des mots réguliers et des mots irréguliers ainsi que les épreuves de décision orthographique et de complétion graphémique. Il semble cependant neutre sur les performances phonologiques. Une étude du suivi et du vécu du traitement proprioceptif auprès de 185 enfants traités avec un recul de 10 à 18 mois montre, en médiane, une amélioration de 114% pour la vitesse de lecture et une augmentation de 88% de la compréhension des textes lus.
L’idée d’un contrôle postural particulier chez le dyslexique étant acquise, il a paru important de trouver des arguments permettant de comprendre quelle relation pouvait exister entre ces anomalies posturales et la difficulté de lecture. Pour cela, nous avons proposé à des enfants dyslexiques une tâche attentionnelle et avons recherché la présence de corrélations éventuelles avec les troubles posturaux. Les résultats montrent clairement un effet positif du traitement sur les capacités attentionnelles. En complément, nous avons cherché à savoir si l’intégration des signaux proprioceptifs lors d’une tâche d’équilibre sur plate-forme associée à une tâche attentionnelle était différente chez les enfants dyslexiques par rapport à des enfants normo-lecteurs. Pour cette étude qui comportait 123 enfants, nous avons appliqué des co-vibrations de 40 et 85 hertz sur les tendons des muscles des chevilles tout en testant les capacités d’attention visuelle. Les résultats ont confirmé que les dyslexiques présentent bien des anomalies proprioceptives enregistrables et que le traitement associant prismes, semelles et exercices de reprogrammation est capable de les améliorer. Le contenu des recherches liées aux relations entre dyslexie, proprioception et système postural est disponible à http://www.dysproprioception.fr/
Une formation universitaire : un D.U s’est ouvert aux ophtalmologistes et aux orthoptistes, organisé par le Service d’Ophtalmologie du CHU de Dijon en collaboration avec le Laboratoire « Motricité Plasticité » (INSERM U887) et le Laboratoire d’Etude de l’Apprentissage et du Développement (CNRS UMR 5022) de l’Université de Bourgogne ; Renseignements et inscriptions pour cette formation sont disponibles à : http://www.u-bourgogne-formation.fr/Perception-Action-et-Troubles-des.html
Un ouvrage de référence : « Traitement Proprioceptif de la Dyslexie ». Quercia P, avec la collaboration de Fourage R, Guillarme L, Marino A, Quercia M et Saltarelli S. 623 pages, 109 tableaux et schémas, 205 photos, une mise à jour électronique annuelle. Chaque auteur est spécialiste d’un capteur postural ou d’un aspect particulier de la dyslexie. Les droits d’auteurs sont intégralement versés à une association de recherche. Disponible sur demande à cette adresse : AF3dys@neuf.fr