Le site des ophtalmologistes de France
Nous tenons à remercier particulièrement Pierre Amalric,
historiographe réputé et admiré.
Fig. 1 - Rembrandt : "Tobie guérissant son père de la cécité" (Staatsgalerie Stuttgart), 1636.
Le professeur Streiff de Lausanne était un bibliophile averti. Héritier d'une grande qualité ophtalmologique par son père, oculiste, il fut lui-même en contact étroit avec toute l'Ophtalmologie mondiale, et put réunir, au cours de sa vie, un ensemble de livres impressionnant. La plus grande partie de ceux-ci font aujourd'hui la joie d'une université américaine. Il avait cependant conservé jusqu'à sa mort quelques ouvrages de référence, et quelques publications historiques européennes. Cette étude a été permise par ces livres.
La fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle ont été marqués, dans toute l'Europe, et en particulier en Allemagne, par un effort intense de recherche basé sur des études historiques documentées. Les médecins, à cette époque, étaient pour la plupart polyglottes et maniaient également avec aisance les langues mortes, tout au moins le grec et le latin. Il est un peu surprenant aujourd'hui de voir des citations sans traduction, mais il était évident alors que le lecteur n'en avait pas besoin.
Sur tous les livres de sa collection, le Pr. Streiff avait apposé un ex-libris représentant l'histoire de Tobie guérissant son père de la cécité.
Cette gravure célèbre est l'oeuvre de Rembrandt. Au dessus, on lit une inscription éloquente : 'Nul effort n'est perdu ".
C'est en hommage à notre maître et ami, pour tous les ophtalmologistes du monde passionnés d'art et d'histoire, que nous souhaitons reprendre un récit déjà traité par de nombreux auteurs.
Au commencement, en Occident, il y a la Bible. Parmi tous les récits dont le symbolisme est difficile à analyser il en est un cependant particulièrement vivant, et somme toute amusant.
C'est l'histoire du fils de Tobie guérissant son père de la cécité.
Tobie, juif de la tribu de Nephtali, vivait au Vlle avant J.-C. Il fut emmené captif à Ninive par Salmanasar, gagna sa confiance et devint son intendant. Il n'usa cependant de son crédit que pour soulager ses frères captifs.
Plus tard, Sennachérib le dépouilla de ses biens et donna l'ordre de le mettre à mort. S'étant enfui et réduit à se cacher, Tobie ne fut réintégré dans ses biens qu'à la mort de Sennachérib.
A l'âge de cinquante-six ans, il devint aveugle après avoir reçu accidentellement dans les yeux, pendant son sommeil, de la fiente chaude d'hirondelle. Par la suite, il envoya son fils en Médie pour réclamer à un parent 10 talents d'argent qu'il lui avait prêtés.
Guidé par un inconnu qui se révéla être l'ange Raphaël, le jeune Tobie fut attaqué sur les bords du Tigre par un poisson énorme qu'il tua et dont il mit à part le coeur, le fiel et le foie.
Arrivé à Ecbatane, il épousa la fille de son parent Raguel, Sara, bien qu'elle eût eu déjà sept maris étranglés par le démon Asmodée la première nuit de leurs noces. Tobie évita ce sort malheureux en passant avec sa femme les trois premières nuits dans la continence et la prière et en mettant dans le feu, suivant les prescriptions de l'ange, une partie du coeur et du foie du fameux poisson.
Ayant récupéré la somme que l'on devait à son père, il revint à Ninive avec sa femme. Il guérit alors la cécité de son père en frottant les yeux de celuici avec le fiel de poisson. Ce fut alors que l'ange disparut. Tobie le père vécut encore quarante deux ans, et mourut à cent deux ans, son fils recueillit l'héritage et termina sa vie plus jeune, à l'âge de quatre-vingt-dix neuf ans. Le livre de Tobie fait partie de l'Ancien Testament, et sans être cependant un livre canonique, a été traduit en latin par Saint Jérôme, d'après une version chaldaïque.
Autour de cette histoire relativement simple se greffe toute une série d'événements familiaux dont il serait trop long de donner le détail : jalousie de Tobie, aveugle, envers son épouse qui, pour satisfaire aux besoins du ménage, faisait du tissage ; présence d'une chèvre dont le lait réussit à nourrir la famille, et protection plus ou moins surnaturelle d'un ange qui accompagne le jeune Tobie dans tout son voyage. Enfin, on note toujours la présence d'un petit chien, symbole de la fidélité absolue au maître et de la mémoire affective.
La vie des deux Tobie, père et fils, a été traduite dans toutes les langues et a formé la base d'une confrontation sémiotique. Les textes judaïques parlent rarement de la cécité provoquée par le péché mais elle peut être une punition divine. Dieu peut aussi la guérir, ce que les hommes ne peuvent faire d'eux-mêmes.
Dans le Talmud, la responsabilité de la cécité de Tobie revient au médecin. On peut lire dans le récit de l'aveugle les paroles suivantes : "J'eus recours aux médecins pour qu'ils me guéris.sent, mais plus ils me faisaient prendre leurs médicaments, et plus mes yeux se voilaient à cause des leukomas L'ange Raphaël dit au jeune Tobie "Applique le fiel sur ses yeux et, lorsqu'il sentira une brûlure, ton père se frottera plusieurs fois les yeux d'un côté et de l'autre, il détruira de lui-même les taches blanches et il te verra"
Dans l'Antiquité, on considérait le fiel de plusieurs poissons comme un remède efficace contre la cécité, ce que rapporte Pline dans son "Histoire Naturelle". Si les Dieux ne soignaient pas directement la cécité, ils pouvaient cependant suggérer certains médicaments.
Le médecin peut bien entendu discuter d'un point de vue professionnel ce miracle de la cécité guérie. Il peut aussi y voir seulement dans sa représentation la qualité artistique.
Dans l'Ancien Testament, la guérison du vieux Tobie est le seul récit d'une action miraculeuse abolissant la cécité. Il peut paraître en effet très discutable que la simple projection de fiente d'hirondelle puisse par une action mécanique ou chimique produire une cécité immédiate. Au mieux, au-delà du fait surnaturel, il pourrait apparaître une ophtalmie aiguë due à l'infection se superposant à une cataracte sénile relativement banale étant donné l'âge avancé de Tobie. Celui-ci se trouvait dans la même situation que le prophète Abias, dont on dit dans le troisième livre des Rois qu"'il ne pouvait voir parce que la vieillesse avait obscurci ses yeux".
Dans les différents récits qui relatent la guérison de Tobie, il existe une certaine confusion sur la traduction des termes réels. Il est question parfois de laver les yeux avec le fiel du poisson et dans certains autres textes, en particulier dans la version grecque, on trouve : "sentant une douleur lancinante, il se frottera les yeux, touchera ainsi ses cataractes et il te verra".
Certains ophtalmologistes, ne voulant pas admettre un effet surnaturel, pensent que Tobie était atteint d'un pannus probablement trachomateux et que le fiel exerça une action curative telle que celle du "jequiritol" que l'on utilisait au début du XXe siècle. Pour Casanovas, le frottement énergique des globes oculaires détermina la luxation dans le vitré du cristallin cataracté. Dans ce cas, surtout si Tobie était myope, la vue se rétablit de façon subite et parfaite.
Les nombreuses guérisons d'aveugles dans le Nouveau Testament furent celles de Celui qui annonça : "Je suis la lumière du monde pour tous les hommes". Nous pourrions à la suite de ce récit relater les très nombreux cas de guérisons d'aveugles réalisées pai Jésus-Christ, mais cela n'est pas notre propos.
Par contre, de nouvelles hypothèses pathogéniques ont été proposées pour expliquer la guérison de Tobie, et la plus moderne, sinon la plus exacte, consisterait à admettre que, le fiel étant particulièrement riche en vitamine A, une kératopathie métabolique pouvait être guérie par cette application forcée.
Les récits bibliques sont si complexes et si difficilement analysables que le symbolisme semble la priorité du narrateur.
Cependant, la cécité était très fréquente en Orient, pour des motifs multiples, et pour les peuples de l'Antiquité elle était considérée non seulement comme une maladie, mais aussi comme une punition pour des fautes personnelles ou familiales.
En résumé, si l'on considère seulement le problème ophtalmologique, les causes qui paraissent les plus vraisemblables correspondent à une cécité par taie cornéenne superficielle ou par cataracte pathologique, abaissée dans le vitré par la friction mécanique forte sur l'oeil.
Sur le plan artistique, l'histoire de Tobie a donné lieu à d'innombrables représentations picturales. Le dessin, mais aussi la peinture, ont permis de représenter les différentes phases de cette parabole, depuis la cécité initiale jusqu'à la guérison. Cependant, plus que tout autre, Rembrandt a consacré à ce récit tout un ensemble de dessins originaux.
En 1906, au cours d'un voyage à Bruxelles, le Professeur Greff de Berlin eut, pour la première fois, l'intuition que ce qu'il voyait sur le célèbre tableau de Rembrandt, appartenant à l'époque au prince d'Arenberg, pouvait correspondre à la technique chirurgicale par abaissement du cristallin telle qu'elle était réalisée quotidiennement depuis des siècles. Il fit alors une étude sérieuse de tous les dessins de ce peintre qu'il put examiner, ceux-ci étant conservés dans des musées très différents : Paris, Stockholm, Rome, etc. Cela lui donna la conviction que Rembrandt s'était inspiré, pour représenter ces scènes, de la technique opératoire qu'il voyait réaliser à Amsterdam chez ses amis chirurgiens ou ophtalmologistes.
Muni de tous ces renseignements, le professeur Greeff écrivit un texte, largement illustré par des reproductions de toiles, où il analysait non seulement le côté pictural, mais aussi et surtout, la technique chirurgicale. Dans son travail, il reconnaît que, si Rembrandt privilégia l'hypothèse de la cataracte comme cause de cécité chez Tobie, au lieu d'une maladie purement cornéenne, cela provenait de la traduction de la Bible par Luther, où le même mot peut correspondre au leucome cornéen ou à la cataracte.
Pour mieux comprendre cette scène, il convient d'abord de donner quelques explications sur l'histoire de cette chirurgie. L'opération de la cataracte par abaissement du cristallin dans le vitré, pratiquée depuis de nombreux siècles dans tout le Bassin méditerranéen, aux Indes et en Chine, était à ce moment là bien codifiée. On peut lire le récit dans plusieurs livres du XVIe siècle. Celui de Bartisch est le plus connu, mais d'autres auteurs, en particulier Pierre Franco, Guillemeau, en ont décrit toutes les étapes.
L'aiguille pénétrait en fait dans l'oeil au point qu'utilisent aujourd'hui les chirurgiens de la rétine pour l'accès dans le vitré. Ensuite, par un mouvement latéral de haut en bas, l'aiguille passait en avant du cristallin et l'abaissait en arrière. La technique opératoire était toujours représentée de la même façon, le médecin étant assis, face au patient, opérant l'oeil droit de celui-ci avec la main gauche, et l'oeil gauche avec la main droite.
Rembrandt montre pour la première fois dans ce tableau que, si l'oeil gauche du patient est opéré de face avec la main gauche, soit plus vraisemblablement avec la main droite, le chirurgien est alors placé derrière la malade.
Si dans les mains d'opérateurs sérieux, on pouvait obtenir des succès relativement durables, cette chirurgie, pratiquée par de nombreux charlatans, pouvait aboutir à des catastrophes ; témoin, le quatrin qui illustra le succès du Docteur Eisenbart (ce qui, mot à mot, veut dire Barbe en fer) :
et que les paralytiques voient. "
Il est certain en effet qu'une intervention pareille, que l'on continue à pratiquer aujourd'hui dans certains pays asiatiques ou africains, est loin d'être une merveille, car, si une amélioration se produit aussitôt que le cristallin cataracté est récliné dans le vitré, on observe dans les années suivantes des complications visuelles dues à des phénomènes secondaires (hypertonie oculaire, décollement, infection, etc.)
Le XVIIe siècle fut peut être plus que tout autre, le grand siècle de la Hollande. Si les productions artistiques sont bien connues et si la réalité économique, grâce à l'expansion maritime et coloniale va amener les Hollandais à la conquête d'un empire. On voit aussi se développer à la même période, dans cette nation agitée par les guerres politiques et religieuses mais animée d'une foi intense dans le progrès, et protégée par une certaine liberté de pensée, tout un ensemble de recherches concernant la philosophie, les sciences et la médecine. C'est l'époque où Descartes, quittant la France pour obtenir plus de liberté d'expression va redéfinir les lois de la réfraction, mettre au point tout un équipement optique de lunettes astronomiques, faisant suite aux premières découvertes de Janssen et Lipperhey à Middelburg.
C'est l'époque où l'étude de l'infiniment petit succédera pour l'homme à celle de l'infiniment grand, et où la réalisation du microscope fera suite à celle de la lunette astronomique.
Cependant, face à ces réalisations empiriques, l'approche philosophique fut, plus que dans tout autre pays, très importante en Hollande.
L'expérimentation précédait, mais quelquefois suivait la théorie. La science devenait essentielle pour l'étude de la nature.
Les propos de Robert Boyle, traduits en hollandais, prenaient dans ce pays une valeur particulière. Quand, avec un télescope on examine les étoiles ou les planètes, et avec d'excellents microscopes des objets juqu'alors invisibles, quand, enfin, avec l'aide de scalpels et mélanges chimiques, on étudie le livre de la nature, on s'extasie devant l'oeuvre du créateur: "Oh Dieu, que vous faites bien toute chose !".
La Hollande, lancée dans l'observation visuelle, dès octobre 1608 pouvait revendiquer, grâce à quatre hommes différents, la découverte du téléscope Ces travaux correspondaient aux découvertes équivalentes de Porta et Galilée, en Italie.
Il faut remarquer aussi qu'en ce temps, pour une nouvelle école de peinture, l'emploi judicieux de la lumière permettait de renouveler totalement l'étude des contrastes.
Contrairement à beaucoup d'autres peintres, et en particulier à son illustre compatriote Van Gogh, Rembrandt n'a laissé aucun texte expliquant sa démarche personnelle ; mais à travers ses 2 300 oeuvres, et en particulier ses 90 autoportraits, on peut affirmer que rares sont les peintres qui ont poussé la recherche de l'art visuel aussi scrupuleusement.
Leiden, l'université où il fit ses études, était alors une des meilleures d'Europe. Il n'eut certainement pas de contact avec Descartes, mais apprécia grandement la valeur philosophique de son enseignement. C'est là aussi sans doute que lui vint l'idée de représenter tout un ensemble de scènes bibliques avec des techniques particulières héritées du Caravage.
Rembrandt, bien qu'il ne se soit jamais rendu en Italie, avait cependant une connaissance excellente du Caravage, grâce à Lastman et à d'autres peintres hollandais, qui l'imprégnèrent totalement de l'esprit baroque des oeuvres du maître italien. La lumière tamisée éclairant indirectement le sujet sous différents angles, permettait d'obtenir des effets lumineux nouveaux mais surtout une plus grande précision dans le détail. Nous avons eu l'occasion de constater, à travers les oeuvres de Georges de La Tour, ou les dessins de Callot, que le caravagisme a, pour la première fois, apporté à l'ophtalmologie la notion des réalités pathologiques.
Il n'était pas étonnant que Rembrandt, dans ses toiles, reprenne aussi certaines scènes de techniques chirurgicales ou anatomiques qui pouvaient correspondre à des observations quotidiennes.
La force avec laquelle Rembrandt perçoit la réalité humaine quotidienne est particulièrement frappante dans la série des petites eaux-fortes réalisées à partir des années 1630.
Sous l'influence de Constantin Huygens, arbitre incontesté du goût hollandais de l'époque, Rembrandt retourna à Amstersdam en 1632. La grande métropole du Nord, alors en pleine expansion économique, était dominée par un vacarme étourdissant. La "Venise du Nord", aussi haute en couleurs que bruyante, intéressait moins le peintre que l'étude des caractères à travers les portraits, ou même la représentation de groupes.
Cela ne détournait pas Rembrandt des grandes scènes religieuses dont la violence se trouvait accrue par les lumières vives de l'art baroque. Dans le célèbre tableau "Samson aveuglé par les Philistins", offert par Rembrandt à Huygens, jamais ce désir de violence n'avait été aussi bien traduit. En l'étudiant, on peut véritablement retenir l'expression "crever un oeil" (fig. 2).
Il réalise là une oeuvre si cruelle que l'on peut penser qu'elle fut commandée par un particulier, mais destinée plutôt à une église ou à un musée. Holbein, chargé du même sujet par la mairie de Bâle, avait préféré un rayon lumineux concentré par une loupe pour détruire l'oeil de la victime.
Cette précision dans les détails nous permet de comprendre les innombrables essais que l'artiste réalisait sans cesse pour parfaire son oeuvre, tout comme ceux qui se sont intéressés à la psychologie humaine ont dû procéder à des études préparatoires nécessaires. Albi possède pour certaines toiles de Toulouse-Lautrec plusieurs dessins ou pastels étudiant telle ou telle attitude, exécutés avant de réaliser ou non l'oeuvre définitive. Rembrandt agit de même avant de peindre la toile représentant la guérison de Tobie.
On sait que l'artiste avait de multiples contacts avec ses amis médecins d'Amsterdam. Un chirurgien éminent, Nicolaas Tulp, régnait sur la ville. Cet homme aux activités multiples, riche, et de grande qualité, fut aussi bourgmestre et lecteur d'anatomie.
Nous connaissons le nom des sept médecins qui entourent le cadavre de la célèbre "Leçon d'anatomie", mais il n'y a malheureusement pas l'ophtalmologiste Van Meekren qui ne devint chirurgien que quelques années plus tard.
Ce fut lui cependant qui initia Rembrandt à la chirurgie de la cataracte et ce fut certainement par son exemple qu'il apprit ce qui était nécessaire pour réaliser cette technique. Par la suite, la transposition se fit naturellement dans la représentation de la technique de Tobie traitant son père.
Nous avons sélectionné quelques dessins et tableaux de Rembrandt illustrant, non seulement la position du chirurgien auprès de son malade, mais aussi les différentes attitudes de l'un et de l'autre pour la pénétration sclérale de l'aiguille.
"Tobie guérissant son père de la cécité" - Rembrandt (1636).
Ce tableau fut pendant longtemps la propriété du duc d'Arenberg et se trouvait dans son palais de Bruxelles. Il est aujourd'hui à la Stattsgalerie de Stuttgart (fig. 1).
Le professeur Greeff eut immédiatement l'impression qu'il s'agissait d'une ancienne opération de la cataracte par abaissement du cristallin.
Il donna de la scène une description parfaite. Ce tableau est peint sur bois de chêne et porte la mention - Rembrandt, 1636. Il compte parmi les plus petits que l'artiste ait peint (0,48 m de hauteur et 0,39 m de largeur).
Longtemps attribué à Salomon Konnick, ce tableau est considéré aujourd'hui comme un véritable Rembrandt. Comme nous le verrons, il existe de nombreuses analogies avec plusieurs gravures également reproduites dans cet article. Il représente le vieux Tobie, assis à gauche, près de la fenêtre, sa femme lui tenant les mains sur les genoux, tandis que son fils en vêtement vert et turban blanc, lui soigne loeil aveugle avec un remède qu'il a ramené de son voyage. Son compagnon, l'ange, vêtu de blanc, aux ailes déployées, observe attentivement la scène. A l'arrière plan, à droite, on note un escalier tournant avec un fût au-dessous. Sur le banc, à côté du vieux Tobie, son fils a déposé ses vêtements de voyage et son poignard.
L'éclairage, dirigé sur le groupe principal, vient de gauche à travers la fenêtre. On a noté dans ce tableau la finesse de l'expression des personnages, tous orientés vers l'intervention chirurgicale que tente le jeune Tobie. Ce tableau s'apparente bien aux qualités de lumière et d'ombre des oeuvres de Rembrandt.
On connaît la filiation des propriétaires de ce tableau.
Le professeur Greeff donne une analyse de ce qu'il représente ; il s'agit vraisemblablement d'une maison du vieil Amsterdam dans le quartier pauvre. En témoignent les réparations multiples du toit, la rampe d'escalier en partie détériorée. Ce n'est certainement pas le cabinet d'un médecin ; tout au plus une pièce d'intérieur. C'est dans une atmosphère de lumière particulière que Rembrandt a composé sa scène chirurgicale : l'ordonnance pittoresque des meubles et l'éclairage sont uniques. Rembrandt a d'ailleurs utilisé plusieurs fois cet intérieur, en particulier dans deux tableaux qui se trouvent à Paris.
Le vieux Tobie, la tête renversée en arrière, est le plus directement éclairé par la lumière latérale. Les mains jointes sur ses genoux, retenues par sa femme qui l'observe avec infiniment d'affection. Les mains sont ainsi bloquées contre toute réaction instinctive pendant l'opération.
Le jeune Tobie se tient derrière le vieil homme, dans une attitude lui permettant d'intervenir sur l'oeil droit avec la main droite. Ceci est nouveau par rapport aux descriptions et aux gravures réalisées jusqu'alors. S'il tient à la main l'aiguille à cataracte, sa position lui permet d'intervenir au niveau de l'oeil droit sans aucune difficulté.
Ceci est contraire à toutes les illustrations que nous possédons concernant l'opération de la cataracte au MoyenAge où on supposait que le médecin était placé face au patient ; il fallait donc qu'il soit ambidextre, c'est à dire qu'il introduise, pour l'oeil gauche, aiguille de l'extérieur avec la main droite, et pour l'oeil gauche avec la main gauche.
Sur ce tableau, la main gauche du jeune Tobie repose sur le front ridé du vieillard au-dessus de l'oeil droit, comme le faisaient les opérateurs du XVIlème siècle pour soulever et soutenir la paupière supérieure.
Le professeur Greeff, ayant la certitude que la technique utilisée par Tobie correspondait bien à l'intervention de la cataracte telle qu'il l'avait vu pratiquer en Hollande, fit une recherche plus complète et examina toutes les esquisses du peintre représentant le même sujet. Nous réunissons ici quelques-unes de ces images que nous avons empruntées, non seulement à Greeff mais aussi au livre de Julius Held préfacé par W. Jaeger.
Sur l'esquisse se trouvant à l'Albertina de Vienne, on remarque l'attitude du jeune Tobie, au-dessus de l'épaule droite de son père, opérant l'oeil droit avec sa main droite (fig. 4).
Sa mère, un lorgnon sur le nez, tient à la main un plat sur lequel doivent se trouver quelques instruments. La lumière pénètre par la fenêtre ouverte, les mains du vieux Tobie reposent sur les montants du fauteuil.
Sur l'esquisse qui était la propriété de Von Reinach, il semblerait au contraire que le chirurgien intervienne avec la main gauche sur l'oeil gauche. La position du fauteuil par rapport à la fenêtre semble peu favorable à la visibilité de l'oeil ; par contre, la main droite de l'opérateur placée sur le front paraît bien relever la paupière. Il faut remarquer aussi sur le nez de la femme de Tobie, ce lorgnon de bois qui fut un des premiers ancêtres du pince-nez (fig. 5).,
En ce qui concerne l'esquisse au musée d'Amsterdam, on peut la rapprocher du tableau de Stuttgart ; en effet le fils de Tobie est placé dans une position correcte par rapport à l'oeil droit (fig. 6).
L'esquisse conservée à la propriété de Ziegerts peut correspondre, si l'on se réfère à la position de la main, à l'abaissement du cristallin dans le vitré ; la main gauche de Tobie tenant la paupière gauche ne paraît pas conforme à la technique habituelle (fig. 7).
Il en est de même sur celle de Stockholm, pour laquelle on peut se demander si la scène ne représente pas plutôt des soins succédant à l'intervention. En effet, plusieurs personnages entourent l'aveugle, son épouse semblant lui essuyer la joue, la position de la tête n'est nullement favorable à l'opération, et enfin le jeune opérateur tient entre ses dents le stylet servant à perforer le globe. Les trois autres personnages paraissent discuter avec véhémence (fig. 8).
Fig. 8 - Esquisse de Rembrandt (Cabinet des estampes de Stockholm).
D'autres peintres, à la même époque, représentèrent cette scène, avec des techniques différentes. Parmi eux, le célèbre tableau de Bernardo Strozzi, actuellement à l'Ermitage de St-Petersbourg (Leningrad), a été réalisé à la même époque que l'oeuvre de Stuttgart. Cette toile, quoique parfaitement construite, paraît cependant peu réaliste : les paupières sont closes, ce qui rend difficile l'application de la bile. Toutes les diagonales de composition aboutissent à l'oeil opéré pour intensifier la réalité dramatique ; mais rien ne permet de dire qu'il s'agit là d'une technique chirurgicale d'abaissement du cristallin (fig. 3).
Fig. 3 - Bernardo Strozzi : "La guérison de Tobie".
L'eau-forte de Claussin, d'après Rembrandt, manque aussi de réalisme.
Tobie ouvre de force les paupières de son père, ce dernier ayant recouvré la vue fait une ultime prière pour remercier Dieu (fig. 9).
Fig. 9 - Eau-forte de Claussin, d'après Rembrandt.
Nous sommes heureux de constater qu'une intervention de cataracte pose aujourd'hui beaucoup moins de problèmes qu'au temps de Rembrandt ou même qu'à l'époque de Greeff !!