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Ce peintre ne peignit pas quand il fut devenu aveugle, mais il continua avec héroïsme à servir la peinture et cela seul suffirait pour remettre en lumière un artiste qui fut un-des plus célèbres de son temps et qui est aujourd'hui un des plus méconnus : Gérard de Lairesse. |
Il y a près de trois cent cinquante ans, l'année 1640, Gérard de LaIresse naissait à Liège.
Il était issu d'une famille d'artistes : son père, Renier, et son grand-père maternel, Jean Taulier, avaient acquis dans leur ville et même au-delà une solide réputation de peintres. Lui-même était le second 'de quatre frères qui tous seront peintres. Très vite, il se révéla comme un prodige. Un de ses contemporains qui l'a bien connu, Louis Abry, a parlé de son extraordinaire facilité : tout enfant Il faisait une quantité de menus dessins et dès l'àge de douze ans dessinait et peignait de grandes compositions de son invention. Déjà on vantait la sûreté de sa main, la beauté de son coloris. Son art pourtant ne l'occupait pas tout entier ; il avait aussi d'extrêmes dispositions pour la musique, 1a poésie, la comédie. Il n'était jamais en repos et rien ne le rebutait. Comme Il avait de plus un don inappréciable, l'insouciance, tout lui prédisait un avenir heureux. Un seul don pourtant lui avait été refusé : la beauté. Laid, très laid, les lèvres grosses et sensuelles, le nez camus, les yeux saillants, il avait cette face de lutin dont parlent les médecins, mais on verra que cela ne l'empêcha pas de plaire.
Tout jeune encore, il se fit une grande réputation. Les plus grands personnages de Liège firent appel à lui. Avec le même bonheur il traitait tour à tour des sujets empruntés à l'histoire, à l'allégorie, à la mythologie et aussi à la bible et aux légendes des saints.
Mais, au contraire de ses confrères liégeois qui menaient au sein de leur famille une vie calme et laborieuse, Lairesse avait une vie qui passa bientôt pour irrégulière et dissipée. Il gagnait de l'argent, beaucoup d'argent, il en dépensait plus encore. Connaissant sa laideur, il cherchait à y remédier en s'occupant sans cesse de sa parure. Une anecdote amusante raconte qu'il contrefit un jour une dentelle avec du blanc à l'eau pour en orner un collet, et que chacun s'y trompa, croyant qu'il s'agissait de dentelle véritable. Il était naturellement "poli et bien coiffé" et ses yeux étincelants faisaient que, selon un contemporain, les "belles lui faisaient bien des avances".
Les belles maintenant vont entrer en scène et ce sera le début des malheurs de Lairesse et aussi de sa fortune. Il était, dit-on, "sensible et facile à se laisser prendre". Une histoire romanesque marque l'origine de sa carrière amoureuse : deux soeurs, venues de Maestricht à Liège pour y chercher fortune, vivaient en face de sa chambre, sur le même palier. Il s'éprit naturellement de la plus belle et, ardent et étourdi comme il l'était, s'empressa de lui faire une promesse écrite de mariage. Sa famille, trouvent ce mariage indigne, lui dépêcha pour le séduire une cousine qui le séduisit si bien que la prétendue fiancée se fâcha. Elle vint avec sa soeur trouver le peintre, se répandit en reproches, et à. la fin lui présenta la promesse écrite de mariage. Lairesse, se dérobant, répondit que ses Intentions étaient changées. Alors la soeur, qui avait caché sous sa robe un couteau et une épée, tourna autour de lui et par derrière, avec son couteau, essaya de lui couper la gorge. Se voyant en sang, Lairesse prit une petite épée de salon qu'il portait toujours avec lui et attaqua la jeune fille. Celle-ci tira alors l'épée qu'elle avait sous sa Jupe mais en reculant reçut deux coups de l'épée de son adversaire. Cette aventure hors du commun devait mener Lairesse à Amsterdam.
Décrété de prise de corps, le peintre s'enfuit dans un couvent. Ne s'y trouvant pas en sûreté, il prit un jour ses hardes, chargea le tout sur une charrette, y compris la cousine et quitta Liège. En cours de route, il épousait sa belle "à la soldatesse ".
Selon ses biographes, Gérard s'arrête à Bois-le-Duc ou à Utrecht. Sans ressources, il commença par peindre des paravents et des enseignes et le fit avec tant de talent qu'un de ses voisins lui suggère d'envoyer deux peintures à Gérard Uylenbourg, lui-même peintre et fameux marchand de tableaux à Amsterdam. Emerveillé, celui-ci l'appela aussitôt auprès de lui. Une anecdote amusante raconte qu'il montra une toile au jeune homme et lui demanda quand il conviendrait de commencer. "Ce sera s'il vous plait tout à l'heure" répondit celui-ci. Alors vint une scène charmante digne d'un ballet de Molière. Lairesse jusque là avait gardé un de ses bras sous son habit. Il sortit ce bras et en même temps un violon qui l'accompagnait partout, joua très brillamment quelques airs et se mit à son tableau ; quand il eu fait une esquisse il prit de nouveau son violon, joua un air ou deux, puis recommença à peindre. Tout Lairesse est dans cette anecdote, son tempérament d'artiste, sa facilité prodigieuse et sa gaieté.
Il ne pouvait trouver pour son art une ville plus favorable qu'Amsterdam. Ville des plus grands peintres et, par voie de conséquence, des marchands de tableaux, elle devait faire la fortune de Lairesse. Très vite, il quitta Uylenbourg et, les commandes affluant, s'installa au marché Saint-Antoine dans une belle demeure où il se plut à réunir les artistes, les gens de goût et les amateurs, les plus éclairés de la ville qui formèrent autour de lui comme une petite académie. Il semblait tout faire sans effort et cependant tout en faisant des vers, en passant une journée par semaine à son violon, il accomplissait un labeur immense.
Une faveur insigne devait accompagner sa renommée. Guillaume III d'orange l'invita dans sa résidence de La Haye. il y passa un an et on peut toujours voir dans le Binnenhof, salle Lairesse, sept grandes compositions qu'il donna sur l'histoire de l'Antiquité. Il décora aussi quelques années plus tard, avec le peintre Jean Glauber, le château de Soesdick. Devenu roi d'Angleterre, Guillaume lui commanda deux tableaux, les Aventures de Marc-Antoine et de Cléopâtre, qui se trouvent encore à Londres. Un de ses meilleurs tableaux, la Calomnie d'Appelle, est aujourd'hui au Musée communal de Liège. La plupart des musées d'Europe possèdent des toiles de Lairesse, presque toutes consacrées à l'histoire de l'Antiquité. On y admirait fort son sens de la perspective et de l'architecture, la façon dont Il savait rendre le drapé des costumes, la manière artistique dont il traitait les nombreux vases d'or et d'argent qu'il a prodigués un peu partout. Cette attention scrupuleuse envers l'histoire, les costumes, la richesse des ornements ont fait dire de lui qu'il était le Poussin Hollandais sans en avoir cependant la même correction de dessin et le même génie.
On reste confondu devant la quantité de ses productions : à côté des tableaux, il décora entièrement plusieurs riches demeures d'Amsterdam, excellant à faire des bas-reliefs imitant le marbre blanc, et ornant les murs et les plafonds de grandes compositions sur des sujets d'histoire et de mythologie. En même temps, sans avoir rien appris, il gravait à l'eau- forte et à elle seule son oeuvre gravée suffirait à faire sa renommée.
Les médecins pourtant retiendront de lui une oeuvre qui les touche de plus près : les cent six planches d'anatomie qu'il dessina pour l'anatomiste hollandais Gérard Bidloo et qui sont aujourd'hui une des plus grandes richesses de la Bibliothèque de la Faculté de Médecine de Paris. Bidloo, de neuf ans plus jeune que Lairesse, avait suivi à Amsterdam les cours de Frédéric Ruysch, un des anatomistes les plus pénétrants de Hollande, un des plus grands observateurs microscopiques du temps. Bidloo, chirurgien à Amsterdam, qui avait beaucoup voyagé en France et en Allemagne, avait une ambition : faire un grand atlas d'anatomie dont les planches remplaceraient celles, trop connues, de Vésale. Depuis la parution à Bâle en 1545 de la Célèbre Fabrica, on avait trop vu, pensait-il, ces squelettes, ces écorchés pathétiques dus au Titien ou à quelqu'un de son école. Comme Vésale, il cherchait un artiste : il trouva Gérard de Lairesse.
Lairesse dessina donc les préparations anatomiques de Bidloo. Ses cent six lavis furent exécutés à l'encre de Chine. On remarque leur finesse, leur légèreté, leur grande douceur de tons, l'élégance et le pathétique de ces corps mutilés ; pour son plaisir, peut-être un plaisir cruel, il a percé les chairs de poignards, stylets, couteaux, et, parce qu'il aime tout ce qui fait l'ornement de la vie, il y ajoute des notes de musique, des livres, des vases. Incomparable dessinateur, il a tracé, à côté des grandes planches, les réseaux les plus ténus des veines, des vaisseaux, des nerfs, ainsi le grand arbre de l'artère aorte, qui est un chef-d'oeuvre du genre. Contrastant avec ces chairs mortes, il a aussi dessiné trois corps bien vivants, l'homme vu de face, la femme vue de face et de dos, très classiques et d'une grande pureté de lignes.
Le livre pour lequel les planches furent faites, l'Anatomia humanicorporis de Bidloo, parut à Amsterdam en 1685. Lairesse ne grava pas les planches qui furent probablement gravées par Abraham Blooteling, éminent dessinateur et graveur hollandais. Ce livre devait connaltre une douloureuse histoire : les planches, quelques années plus tard, furent achetées par un célèbre anatomiste anglais, William Cowper, qui les publia sous son nom en 1698 à Oxford sous le titre : The anatomy of humanbodies, avec un commentaire nouveau et un Appendix, en citant à peine Bidloo, ce qui entraina un procès fameux et le courroux bien légitime du Hollandais. Après des propriétaires différents, dont le célèbre médecin Tronchin, les planches originales de Lairesse furent achetées en 1796 par l'Ecole de santé de Paris, pour sa bibliothèque tout nouvellement reconstituée.
Revenons en arrière. Pendant que Bidloo se réjouissait de la parution de son Anatomia, il arriva au pauvre Lairesse, vers l'année 1690, alors qu'il atteignait à peine sa cinquantième année, la chose la plus épouvantable pour un peintre : Il perdit totalement la vue. Quelle fut la cause de sa cécité ? Quelques esprits sévères voulurent attribuer à ses dissipations le malheur qui le frappa, comme si la Vengeance divine était venue le surprendre au milieu de ses triomphes. Mais on oubliait qu'en même temps il passait des heures entières à graver à l'eau-forte, éclairé par une faible chandelle. Lui-même voyait là la cause de sa cécité. Lui qui avait tout, presque subitement perdit tout. Un autre se fut abîmé dans le désespoir mais ce frivole avait une âme stoïque et son âme fut à la mesure de son épreuve. "Dieu m'a fait la grâce, écrit-il, de surmonter les plus rudes épreuves".
Dieu lui avait surtout donné un fond de gaieté qu'il conserva toujours. Quand il avait des moments de tristesse, il se consolait avec son violon et sa flûte dont il jouait fort bien et cultivait son goût inné pour la poésie. Surtout il trouvait sa consolation dans son art ; ne pouvant plus peindre, il se mit à parler de la peinture avec éloquence. La pensée lui , était en effet venue d'être utile aux plus jeunes en leur faisant connaltre une fois par semaine les merveilles et les secrets de la peinture. La petite académie qui avait pris l'habitude de se réunir chez lui ne l'avait pas quitté : il y avait là des peintres, mais aussi, toute sortes de gens, vingt personnes ou davantage, et même des écoliers. Dans l'impossibilité de dessiner ou d'écrire lui-même correctement, il avait trouvé un procédé ingénieux ; sur deux tableaux noirs il écrivait en tâtonnant avec de la craie. Quand le premier tableau était rempli, il passait à l'autre. Un de ses fils, comme lui peintre, - il eut trois fils qui tous furent peintres - copiait alors sur le papier ce que son père avait écrit sur le premier tableau, puis il effaçait le tout afin que LaIresse put utiliser à nouveau ce tableau quand il aurait rempli le second.
Le peintre Jean Glauber qui logeait chez lui ajoutait ses réflexions judicieuses à l'enseignement de Lairesse. Ce fut ainsi, chapitre par chapitre, qu'il composa son traité sur la peinture. "Groot schilderboek", c'est-à-dire "Grand livre des peintres" qui parut en hollandais à Amsterdam l'année 1707. Il commençait par une phrase émouvante : "on trouvera singulier sans doute qu'un homme frappé de cécité ose publier un ouvrage écrit par lui-même sur un art aussi difficile que l'est la peinture" mais, ajoute-t-il, "l'amour que j'ai toujours eu pour mon art et le désir d'être utile aux jeunes artistes m'ont engagé à faire ce travail".
Il trouve de bonnes raisons à son entreprise : "il faut qu'on songe que, dans l'état de cécité où je me trouve actuellement, ma mémoire est meilleure et mon esprit plus tranquille et plus réfléchi et que, par conséquent, je puis juger plus sainement de bien des choses que dans le temps où la jouissance de la vue me pemettait de me livrer avec ardeur à la pratique de mon art". On reconnaît bien là ce tempérament résolument optimiste. Il laisse quant même percer une mélancolie : "Animé toujours par l'esprit de la peinture, j'ai vu que le plus sûr moyen de chasser mes ennuis dans l'état malheureux de cécité où je me trouve était d'exécuter le mieux qu'il me serait possible le plan que j'en avais tracé lorsque je jouissais encore de la vue. Je vais tenter l'impossible".
Il faut reconnaitre qu'il a réalisé cet impossible. L'ouvrage, en deux volumes In-4° accompagnés de planches, connut tout de suite un grand succès. Plusieurs fois réédité, Il fut traduit en allemand, en anglais, en français pendant tout le XVIIIème siècle et le début du XIXème siècle. L'édition française à Paris en 1787 fut précédée d'une élogieuse préface de son traducteur Jansen. Un des plus renommés critiques du XIXème siècle, Charles Blanc, a écrit : "cet ouvrage est des meilleurs, il contient d'excellentes vues et convient encore plus aux maîtres qu'aux élèves. Les idées en sont grandes, belles, souvent poétiques".
Lairesse mourut à Amsterdam le 26 juillet 1711, vingt ans après avoir perdu la vue, dans la gêne, le besoin et même la pauvreté. Il avait gagné beaucoup d'argent, mais, insouciant comme la cigale, Il n'avait rien mis de côté.
Un poète, faisant allusion à son état, écrivit
C'est bien là l'épitaphe qui convient à Lairesse. Le frontispice en tête de ses oeuvres hollandaises montre un vieillard, les yeux cachés par un bandeau, s'exerçant à peindre, entre deux Muses, probablement le Dessin et la Peinture.
DUMAITRE P: Un peintre aveugle, Gérard de Lairesse, Groupement francophone d'Histoire de l'Ophtalmologie, 19 novembre 1983.
ABRI Louis: Les hommes illustres de la nation liégeoise, Liège, L. Grandmont-Donders, 1867, p. 243-260.
BLANC Charles : Histoire des peintres de toutes les écoles, Paris, Vve J. Renouard,, 1861-1876, tome II, p. 6.
DUMAITRE Paule : avec la collaboration de Janine Samion-Contet. La curieuse destinée des planches anatomiques de Gérard de Lairesse, peintre en Hollande, Amsterdam, Rodopi, 1982 (en vente : Paris, Brieux, 48 rue Jacob).
HELBIG Jules : La peinture au pays de Liège. Nouv. édit. Liège, H. Poncelet, 1903, p. 291-319.
MICHIELS Alfred : Histoire de la peinture flamande, 2éme édit., Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven & CO, 1865-76, t. X, p. 184- 244.
TIMMERS Jan, Joseph Marie : Gérard Lairesse, Amsterdam, E.J. Furie, 1942. Thèse doctorat lettres Nimègue.