Le site des ophtalmologistes de France
Paul Strand
Blind woman, New-York 1916
Il y a 4000 ans un chirurgien décida d'enlever cette opacité blanche qui rendait les gens aveugles et il réalisa la première opération de cataracte. On ne connaît pas son nom mais on sait qu'il a existé. Depuis ce temps reculé, l'intervention a progressé, mais d'une façon assez lente. Il faut savoir qu'après l'an mille on pratiquait cette même opération en France par la technique millénaire qu'on appelle abaissement du cristallin. Il s'agit de faire basculer dans l'oeil (dans le vitré) le cristallin devenu blanc et opaque (la cataracte), au moyen d'instruments pointus qu'on introduisait sans anesthésie dans le globe oculaire. Le pourcentage de complications devait être assez élevé...
Ce n'est qu'à partir de 1750 que le chirurgien français Jacques Daviel put réaliser la première opération 'moderne', avec une véritable extraction et non pas un abaissement du cristallin comme cela se faisait jusque là.
On pense qu'en Inde furent pratiquées les premières interventions, mais on a plus de précisions grâce à des textes sanscrits. Les grecs méconnurent la cataracte et il fallut plusieurs siècles pour qu'on accepte l'idée d'opacification du cristallin. Pour eux le cristallin était le centre de la vision et ils ne comprenaient pas que c'était là la cause de la mauvaise vision. Les grecs appelaient cela 'hypochyma' que les romains traduirent en 'suffusio'. Les arabes l'appelèrent 'déluge d'eau' qui fut traduit en Latin par 'gutta opacta' ou 'cataracta'.
De nombreux mythes couraient du temps des romains, dont un qui disait que l'accouchement de la cataracte avait été copié des pratiques animales. On racontait que quand une chèvre avait une vision qui baissait, elle allait dans un buisson et se perforait l'oeil avec une épine pour abaisser la cataracte gênante.
Une description précise de l'opération fut donnée par le romain Aulus Cornelius Celsus (-25/50 après JC) qui vivait du temps de l'empereur Néron. Il présenta les techniques de l'opération et également les conditons pour qu'elle soit réussie. On installait le patient dans une pièce lumineuse sur une chaise. L'assistant se mettait derrière lui pour lui maintenir la tête; l'opérateur se plaçait face au patient et opérait l'oeil droit avec la main droite et l'oeil gauche avec la main gauche.
Il introduisait une aiguille (non stérile) dans l'oeil en perforant à mi distance entre le limbe (périphérie de la cornée) et le canthus externe, perpendiculairement au globe, sur le méridien horizontal. Quand l'aiguille était rentré dans l'oeil il faisait un mouvement de bascule pour faire tomber le cristallin cataracté dans le vitré. Il fallait parfois faire plusieurs mouvements si l'effet désiré n'était pas obtenu de suite.
Durant le Moyen Age, les médecins arabes conseillèrent une méthode supplémentaire qui consistait à introduire une aiguille creuse pour aspirer les débris de cristallins.
En Europe pendant ce temps et jusqu'au milieu du 18ème siècle la seule méthode utilisée était l'abaissement ancestral. Durant ces périodes, c'était surtout des barbiers itinérants qui pratiquaient ce type de chirurgie. Ces opérations n'étaient pas dignes de la pratique des médecins et ils les abandonnaient donc aux barbiers. C'est du haut de leur mépris que les médecins considéraient ces opérateurs ambulants. Ne sont-ils pas les seuls à parler latin et à connaître les aphorismes d'Hippocrate et les enseignements de Galien ?
Une réorganisation de la chirurgie, tant dans son enseignement que dans ses règles d'exercice, va sérieusement contribuer au progrès. A la demande de LouisXV, La Martinière, Premier Chirurgien du Roi, édicte des règles précises pour la réception des nouveaux chirurgiens et les sépare enfin des Barbiers-Perruquiers.
Petit à petit on se rendit compte que la cataracte était bien une opacification du cristallin lui-même et pas une membrane qui apparaissait. On vit l'allemand Johannes Kepler (1571-1630) prédire que c'était la rétine qui était le siège de la réception des signaux visuels et que le cristallin ne faisait que focaliser les rayons lumineux à ce niveau. Il publia ces idées en 1610 mais il fallut attendre 100 ans pour qu'elles soient reprises.
Le premier qui comprit que la cataracte était bien une opacification du cristallin fut Pierre Brisseau (1631-1717) qui, dans un court texte de 1705 décrivit ses résultats des autopsies.
Traité de Brisseau (1709)
Ce fut confirmé par Antoine Maître-Jean (1650-1725) qui fit d'importantes expériences sur les animaux en 1707. Ces résultats furent finalement acceptés à l'Académie de Médecine en 1708.
Le chirurgien français Jacques Daviel (1693-1762) était un médecin qui savait pratiquer l'accouchement du cristallin. Il opéra un de ses patients, un ermite monophtalme du Mont-Aiguille: sur le premier oeil traité par abaissement une luxation dans la chambre antérieure l'oblige à l'extraction. Les suites sont désastreuses.
Daviel
Il s'entraina sur des cadavres et sur des animaux, puis passa à l'homme, en 1750.Il coupait la cornée pour extraire la cataracte, sur environ 180 degrés, dans l'hémicornée inférieure. Il commençait l'incision avec une spatule large pour élargir ensuite la kératotomie avec des ciseaux. Il pouvait alors extraire le cristallin cataracté.
De 1745 à sa mort en 1762, Daviel aurait opéré, par extraction, 206 malades dont 182 avec succès. On ne sait pas trop quelle est l'acuité visuelle de ces succès.
Technique de Daviel
C'est pendant la célèbre séance du 15 novembre 1752 de l'Académie de Médecine que Daviel décrivit son intervention. Cela entraina des discussions entre les tenants de l'accouchement et ceux de l'extraction du cristallin. Pendant des dizaines d'années.
Il y avait de nombreuses complications par infection ou par hernie de l'iris qui avait tendance à sortir par la kératotomie.
Cette technique était réputée réservée aux chirurgiens habiles:"l'extraction est seulement pour les mains habiles et expérimentées" disait Daviel.
L'animosité entre les deux tendances fut encore plus grande vers la fin du 18ème siècle et le début du 19ème. Les deux camps s'injuriaient copieusement.
En Angleterre le fameux médecin Percival Pott (1713-1783) s'opposa à cette technique d'extraction. Les chirurgiens se partagèrent en plusieurs clans décrits par Georg Joseph Beer (1763-1821):
"Certains ophtalmologistes anglais rejettent l'extraction pour faire plaisir à M. Pott, d'autres pour sortir de la foule. Un troisième groupe la fit en dépit de la fierté nationale et de la haine de tous les Francais. Et un quatrième groupe la fit car ils avaient de mauvais résultats à cause de leurs préjugés ou de leur maladresse."
En Italie Antonio Scarpa (1752-1832) penchait pour l'abaissement.
Cette technique dura en France jusqu'au milieu du 19 ème siècle !!
Friedrich Jaeger améliora la méthode d'extraction en faisant une incision de l'hémicornée supérieure, ce qui permettait à la paupière supérieure de maintenir en place le volet cornéen, ce qui entrainait moins d'infections et de complications.
On notait tout de même un assez grand nombre de problèmes, que ce soit une incarcération de l'iris dans la plaie ou une infection (panophtalmie dans 6 à 10% des cas semble-t-il).
Il fallait une large incision pour sortir des cataractes importantes, mais on pouvait alors voir les plus graves complications avec des issues de vitré massives.
Deux modifications importantes ont été des progrès:
Albert Mooren (1828-1899) conseilla de faire une iridectomie et Albrecht Von Graefe (1828-1870) proposa une incision linéaire périphérique qui fut adoptée par tous les ophtalmos.
Par la suite plusieurs ophtalmos dans le monde reviennent à l'incision courbe appelée "Méthode de Daviel".
Beer fut le champion de l'extraction en totalité du cristallin, intracapsulaire.
Pr Beer
L'invention de l'anesthésie générale fut un grand progrès et permit de faciliter grandement la chirurgie, dans la seconde moitié du 19ème siècle.
Puis Carl Koller inventa l'anesthésie locale par la cocaïne et celle-ci fut adoptée par beaucoup de chirurgiens.
Ensuite ce fut Henry Willard Williams qui mit des sutures pour fermer l'ouverture de la cornée, en 1865.
Anton Elschnig trouva en 1928 une anesthésie locale plus sûre que la cocaine, la rétrobulbaire qui permettait d'immobiliser l'oeil et de bien l'insensibiliser.
Après la deuxième guerre mondiale on assista à l'introduction de la microchirurgie avec les microscopes perfectionnés par Barraquer à Barcelone dans les années 50.
On utilisa une enzyme, l'alphachymotrypsine pour détruire la zonule de Zinn et faire une extraction intracapsulaire plus facile (1958).
Puis on utilisa une cryode pour extraire le cristallin une fois que la sonde de cryo l'eut refroidi (1961).
Extraction de la cataracte à la cryode
Courtesy of the National Library of Medicine
Photo P.Larsen
L'américain Kelman inventa la phakoémulsification en 1967 qui permet de fragmenter le cristallin et de ne faire qu'une petite incision (actuellement 2,8 mm à 3 mm). On réalise une extraction extracapsulaire du cristallin, en laissant la capsule postérieure qui va maintenir une barrière entre le vitré et le segment antérieur.
En 1949 une avancée décisive fut faite par Harold Ridley à Londres qui s'aperçut qu'on pouvait mettre un cristallin artificiel en plastique, un implant. Au début des implantations on obtint de nombreuses complications jusqu'à ce que, en 1972, Binkhorst modifie cette lentille.
Actuellement on réalise des extractions par phacoémulsification ultrasonore et on place un implant souple pliable, dans le sac capsulaire. La petitesse de l'incision (3mm) permet de ne pas mettre de suture. On met parfois des implants qui permettent la vision de loin et la vision de près (implants mutifocaux ou difractifs).
Cette chirurgie fut très améliorée par l'utilisation de produits visqueux que l'on introduit dans la chambre antérieure pour la maintenir en forme pendant la chirurgie.
Demain on attend la chirurgie par phakolaser avec une incision qui fera environ un millimètre ou moins. Le problème reste la mise en place de l'implant, à moins que l'on arrive à injecter un polymère dans le sac capsulaire pour remplacer l'intérieur du cristallin. On peut espérer conserver une certaine accommodation. A suivre donc.